But You Should Have Known Me
‘cause I am a third-blood Orlov.
- 2062 , on the way to Mount Lupa -
“ J’ai un mauvais pressentiment.”
Sasha se retourna dans un flot de cheveux châtains. Ses yeux vairons suivaient une ligne de fuite poussièreuse à l’horizon. Les fuyards avaient pris vers le nord, déviant à peine à l’est. Curieusement. Il pleuvait ce jour là sur le champs de bataille ce qui brouillait le panorama. On avait trop de sang à éponger dans les deux rangs. La petite louve se tenait debout sur le cadavre d’un géant qui puait déjà la gangraine et le rouillé, indifférente en apparence. Elle était couverte de sang elle aussi, comme les autres, de sang et de boue. De la boue bien grasse abreuvée de cervelle et de tripes vidées. Sasha n’avait jamais aimé les “choses mortes”. Elles n’étaient plus tout à fait ce qu’elles avaient été, pas non plus ce qu’elles auraient pu être. Et il n’appartenait peut-être qu’à Sasha Orlov de faire la guerre en regardant tout ça de ses yeux d’enfant. C’est sans doute pour cela qu’elle avait vu les fuyards. Elle retourna un regard à Sindri, un peu du même genre que celui qu’elle avait eu en sortant de la tente de son grand-père, la toute dernière fois. Il y avait dans ces yeux ce quelque chose qui disait “je pars”, mais Sindri mieux encore qu’Izaak, Skyler ou même Noah, savait qu’elle ne désertait pas. Elle avait ce coeur de lion, ce coeur de Orlov, fier et dur malgré qu’il n’y paraissait pas. Achevant de panser une plaie mal cicatrisée à son épaule, elle posa un long baiser sur les lèvres de Sindri, long comme un aurevoir, long comme une promesse qu’il se devrait de tenir lui aussi. La plus difficile à tenir en temps de guerre peut-être mais elle la lui faisait, en silence. Je te retrouverai, entier, dans ce monde-ci.
…
“ Sssssh, tiens, prends-les moi deux petites secondes.”
Ella regardait sa mère faire des aller-venue depuis près d’une heure, les petites filles de Kira se succédant chacune leur tour dans les bras de leur grand-mère, sans jamais vouloir se calmer. Si ça n’avait pas été les enfants de sa soeur, Ella aurait sans aucun doute changé de roulotte pour éviter la crise de nerf qu’elle sentait arriver à grands pas. Elladora avait jugé qu’il leur revenait de prendre soin des petites puisque Leah avait déjà les cinq louveteaux des lyciens sur les bras. Il n’y avait rien de plus normal et d’ailleurs Ella trouvait que ça allait de soi. Mais quand sa mère lui mit la minuscule Meena dans les bras et que cette dernière, n’appréciant pas de changer de bras, se mit à hurler à plein poumons, la jolie princesse Orlov se mit à grimacer, tenant l’enfant à bout de bras devant elle:
“ Tu n’es vraiment pas doué pour ça toi.”, Elladora eut un petit rire, le premier depuis que les hommes étaient partis à la guerre. Elle était suffisamment fatiguée moralement pour rire.
“ Mmh, mais pourquoi elle hurle comme ça j’ai rien fait!!”
“ Tiens-la contre toi comme ça... là.”
“ Mais elle va me tuer les tympans, ça donne vraiment pas envie Meena là... fais un effort.... pitié!”
“ Ellaaaa, il faut prendre ton temps avec elles. Elles sont petites, toi à leur âge tu étais bien pire que ça...”
Ella eut un soupire las, essayant de se conformer à ce que sa mère lui disait de faire. Elladora la regarda faire un petit instant:
“ Comment tu feras quand Oskar et toi vous aurez des enfants? Tu ne pourras pas lui refiler le bébé à chaque fois qu’il pleure tu sais.”, se moqua-t-elle.
Ella grommela quelque chose, en essayant de bercer la petite Meena qui finit par arrêter de hurler. Elle avait largement l’âge de parler mais les trois petites n’avaient pratiquement rien dit depuis que leurs parents étaient partis derrière Wolfgang. Ca pouvait se comprendre. Même Ella le comprenait. Mais ça n’épargnait en rien son humeur, ses tympans et le reste. Ella leva les yeux au ciel en voyant la fillette mettre à la bouche le col de son manteau préféré.
“ Alala... oui mais ça tu vois maman mes enfants ne le feront pas.”
“ Que tu crois...”
“ Non. Ca c’est typiquement Kira, ça me rappelle quand elle avait bouffé mon ours en peluche qu’oncle Taly m’avait ramené de Moscou. Tu te rappelles... celui avec écrit …”
“ … Je t’aime Princesse... oui je me rappelle...”
Elles n’avaient plus que ça pour se remonter le moral. Se raconter les vieilles histoires qui étaient usées à force d’avoir été rabâchées au repas de famille, avec toujours autant de tendresse, parfois une pointe de moquerie. S’occuper des petites, et ça, Seth merci, ça leur laisser très peu de temps pour penser à autre chose. Elladora, voyant que la situation était à peu près stabilisée, glissa derrière la peau tendue pour dormir un peu. Léana jouait sagement sur les bottes de sa tante, son livre d’images préférés à la main, le seul objet que sa mère lui avait permis d’emmener. Il ne fallait pas surcharger inutilement les roulottes. Meena s’endormit, épuisée par son propre caprice, le coin du manteau toujours dans la bouche. Kaya elle, dormait depuis longtemps, les yeux mouillés comme elle pleurait presque sans arrêt, son père, son grand-père et sa mère. Parfois elle demandait pourquoi sa tante Mahel n’était pas là, et quand est-ce qu’elle allait venir. Mais comment lui expliquer que certaines femmes avaient choisie d’aller à la guerre, sans lui expliquer pourquoi les autres avaient obéi à l’ordre d’exil? Lui expliquer que les gens qu’elle aimait elle ne les reverrait peut-être pas? Hors de question.
“ De toute façon... on a pas d’enfants.”, soupira la belle Ella tout bas, elle posa un regard sur la boule de fourrure blanche qui boudait dans son coin. Un chat rachitique qui avait l’air vraiment pas net. “ ça t’arrange toi hein Czar... oh oui que ça t’arrange.”. Le chat vint se frotter contre les jambes de sa maîtresse, ravi par le son de sa voix. Le chat finit par s’endormir lui aussi, la tête contre les cheveux auburn de Kaya, et Ella se retrouva pour ainsi dire toute seule. Elle ne dit plus rien, cet air léger s’envola de son visage qui se durcit et se refroidit comme il se laissait aller à de plus sombres pensées. Elle était en colère quelque part Ella. Elle brûlait de ces caprices monstrueux qui n’en sont pas vraiment et qui résonnent de toute la peur, de toute l’horreur qui collent aux basques de la guerre partout où elle passe. Elle était en colère parce qu’effectivement elle n’était pas douée avec les enfants. Parce qu’elle n’en avait pas à elle. Parce que si Oskar ne revenait pas alors ils n’auraient jamais d’enfant. C’était peut-être déplacer le problème pour ne pas se faire trop de mal mais dans le fond oui, elle aurait bien fait un caprice d’enfant tout de suite, là maintenant. Elle aurait hurlé si fort qu’Oskar, peu importe où il se trouvait l’aurait entendue. Si fort qu’il n’aurait pas pu y échapper à son caprice. Elle était si en colère qu’elle en aurait presque hurlé: je veux un enfant, et je le veux tout de suite! Un caprice de princesse qui n’en était pas un. Ce qu’elle voulait tout de suite, ce n’était pas un enfant, c’était la fin de tout ça. La fin de la peur, de la guerre, qu’on lui rende son Oskar sur le champs parce qu’il n’avait rien à faire si loin d’elle. Oh Seth, elle l’exigeait. Qu’on le lui amène immédiatement. Entourée d’enfants endormis, et Dieu sait comme le sommeil et la mort se ressemblent parfois, elle exigeait du fond de sa roulotte comme seule une reine peut exiger et faire tomber toutes les têtes juste pour son bon plaisir à la différence qu’elle, elle payait un prix de larmes pour ce qu’elle commandait. Si chères les larmes, si précieuses. De l’or béni ces larmes que versait Ella Orlov, parce que comme l’avait dit le roi des loups en personne, elle était la plus belle, la plus capricieuse donc. Difficile petite princesse à la beauté froide. Ses larmes à elle étaient silencieuses. Comme des lames de rasoirs.